Quelle est la réalité concrète des religieuses et de leurs congrégations en Chine ? Dans ce dernier article de notre série consacrée à la vie religieuse féminine en Chine, Pascale Sidi-Brette et Michel Chambon présentent les défis auxquels doivent faire face les diverses congrégations religieuses de Chine.

I. LES VIERGES CONSACREES D’HIER A AUJOURD’HUI
II. NAISSANCE ET RENAISSANCE DES CONGREGATIONS DIOCESAINES
III. LES DEFIS DES RELIGIEUSES EN CHINE


Malgré un dynamisme réel des diverses congrégations religieuses de Chine, les difficultés ne manquent pas. La plus importante d’entre elles est aujourd’hui d’ordre financier.

Des difficultés d'ordre financier

A l’instar de la plupart des congrégations non officielles, la majorité des sœurs ne bénéficient pas d’une couverture médicale. Parmi les 95 religieuses du Cœur de Marie – par exemple - seules neuf en bénéficieraient. Pour régulariser leur situation auprès des organismes d’assurance, les sœurs du Cœur de Marie avancent le besoin d’un million d’euros, ainsi que de cotisations annuelles d’un montant de 100 000 euros. Les sœurs de Saint Joseph, affiliées quant à elles à l’Eglise dite souterraine, ne bénéficient d’aucune assurance médicale et doivent choisir d’occuper un emploi hors de la congrégation pour pouvoir y remédier.

Dans une mentalité chinoise où les religieuses reçoivent peu de dons de la part des fidèles, bien des congrégations religieuses chinoises sont actuellement dans l’incapacité de résoudre leurs problèmes financiers. Si récolter des grosses sommes d’argent pour la construction d’un bâtiment est dans un contexte chinois envisageable, donner pour assurer une couverture sociale aux sœurs est beaucoup moins attirant. Notons finalement que si certaines congrégations diocésaines de Chine ont pu depuis 10 ans déjà résoudre ce problème médico-financier, elles doivent désormais s’assurer des entrées d’argent régulières – et s’engager dans des activités plus lucratives – ce qui n’est pas sans impacter l’esprit de leur engagement en Eglise.

Le rapport au prêtre diocésain

Un second défi pour les religieuses chinoises est le rapport aux prêtres diocésains, notamment dans les paroisses. Ce problème n’est pas spécifique à la Chine, il n’est pas entièrement nouveau, mais il y prend un aspect particulier dans les circonstances actuelles. Alors que les difficultés de la période maoïste avaient placé tous les prêtres et religieuses égaux devant les défis, la régénération des tissus catholiques depuis 1980 provoque des écarts de situation de plus en plus forts, et de nouvelles tensions entre les prêtres diocésains et les religieuses apparaissent.

D’un part, les sœurs sont de plus en plus formées professionnellement et intellectuellement (six des sœurs du Cœur de Marie ont fait des études approfondies à l’étranger) et donc de moins en moins enclines à être traitées comme des domestiques de la paroisse et du clergé. Dans le même temps, la formation des prêtres diocésains ne s’est pas pareillement enrichie et diversifiée, elle est même plus étroitement surveillée que celle des sœurs. Or le rôle du prêtre dans la vie des paroisses est devenu de plus en plus visible et central, représentant aux yeux de beaucoup de catholiques locaux la présence même du Christ parmi eux. Ce que le prêtre dit a valeur de loi. Pourtant, dans le quotidien, les prêtres sont tenus de participer à un grand nombre de rencontres et de réunions avec les membres de l’administration ou autres. Dès lors, en plus d’une formation initiale bien différente, l’expérience de la vie paroissiale que les prêtres et les sœurs font se distancie de plus en plus. Leurs manières de percevoir et d’accompagner la vie des communautés catholiques divergent de plus en plus. Les conflits sont alors plus nombreux et si aucune solution ne s’impose, les sœurs sont généralement celles qui doivent quitter la paroisse. Le cas récent le plus extrême – et le plus médiatisé – fut celui de la controversée spoliation orchestrée par Mgr Jean-Baptiste Li Suguang à Nanchang. Celui-ci priva les sœurs de toutes leurs possessions et dissout la congrégation diocésaine.

Pour éviter ces extrêmes, et pour s’assurer que les paroisses reconnaissent un minimum le service des sœurs, la congrégation du Cœur de Marie s’est accordée par exemple avec son diocèse local pour que dans chaque paroisse où une sœur aide, la paroisse donne suivant ses capacités entre 70 et 150 euros d’indemnité mensuelle à la congrégation. Cette somme est proche de ce que les prêtres touchent, quoique ceux-ci bénéficient aussi des honoraires de messe et de dons divers. Mais certaines paroisses trouvent cela excessif et se passent désormais du service des religieuses. Ces dernières vont donc offrir leurs services dans d’autres diocèses limitrophes, ce qui ne manque pas de générer de nouveaux problèmes, notamment à l’égard des autres congrégations de la région.

De l'identité de leur charisme

Un dernier défi qui s’impose aux congrégations historiques diocésaines, certes de manière moins explicite mais tout aussi importante, est celui de l’identité de leur charisme. Comme on peut le voir à travers la variété de leurs engagements, les sœurs du Cœur de Marie veulent suivre l’impulsion originelle d’une mission très diversifiée, tout en évoluant dans un contexte économico-politique très différent. Les besoins sociaux ont changé et le vide administratif a disparu. Certes elles peuvent encore offrir de modestes – mais importants – soins médicaux. Mais elles n’ont plus la possibilité d’ouvrir des écoles. Certes elles peuvent servir en paroisse, mais avec la stabilisation des structures diocésaines, la place des sœurs doit se renégocier. La démultiplication de leurs engagements questionne également la pérennité financière de leurs actions. Au fond, elles sont contraintes de reprendre la question radicale : quelle est notre spécificité comme religieuses du Cœur de Marie ou comme religieuses de St Joseph ? Vie contemplative, vie apostolique ? Quel type d’apostolat ? Et ce questionnement est aujourd’hui dans une impasse.

D’une part, la question renvoie aux modèles en vigueur dans l’Eglise catholique depuis le concile Vatican II qui tendent à imposer qu’une congrégation religieuse se définisse en fonction de l’identité de son fondateur et de son charisme initial. Même si des contre-exemples catholiques existent et que des congrégations religieuses catholiques ont pu au cours de leur histoire changer radicalement d’apostolat (en passant par exemple d’une vie contemplative à une vie apostolique axée sur l’éducation dans les écoles), l’Eglise universelle et ses congrégations internationales ne cessent de demander aux sœurs de spécifier leur charisme. Dans l’imaginaire catholique moderne, une congrégation religieuse doit se focaliser sur son fondateur et un charisme. Or face à cette question, les sœurs du Cœur de Marie, à l’instar de bien des congrégations diocésaines chinoise, qui furent en partie fondées par des hommes étrangers qui n’étaient pas membre de la communauté et par des femmes qui étaient surtout des vierges consacrées vivant dans une Chine bien différente, se retrouvent dans une impasse. Leur mode de fondation ne permet guère de répondre à leur questionnement identitaire et leur passé ne leur permet pas de formuler une réponse dans les cadres que l’Eglise moderne l’attend.

Notons enfin qu’il serait naïf de croire que les sœurs puissent évoluer et se réformer comme bon leur semble. Beaucoup de paramètres doivent être pris en compte. Dans un contexte social où le catholicisme est ultra minoritaire, dans un contexte catholique où les fidèles sont peu enclins à les soutenir financièrement (pour les œuvres ‘sociales’ par exemple), et dans un contexte politique où les réglementations accompagnent étroitement l’évolution de tout groupe, elles savent que « l’union fait la force ». L’idée de se diviser suivant des charismes supposément distincts n’est donc pas souhaitable. Ainsi beaucoup de congrégations religieuses à travers la Chine se retrouvent dans un dilemme identitaire sans réponse aux multiples répercussions concrètes.

AU-DELA DES FORMES CLASSIQUES

Ce tour d’horizon des formes religieuses féminines en Chine tend à montrer : l’effacement sur le long terme d’un engagement individuel via les vierges consacrées, l’existence d’un modèle dominant de congrégations diocésaines apostoliques avec leurs forces et leurs faiblesses, et enfin des tentatives ici où là pour des modèles alternatifs peut-être plus contemplatif mais pas moins engagés dans les réseaux catholiques, se distanciant des enjeux de pouvoir et d’argent. Ainsi, les religieuses chinoises ont opéré depuis 1979 une régénération aussi rapide que radicale mais toujours pas stabilisée ni pérenne.

Cette mutation à marche forcée s’est nourrie du soutien hétérogène mais massif de l’Eglise universelle qui durant ces quarante dernières années a offert des soutiens financiers réguliers, des visites pastorales répétées, des opportunités de formation longue et approfondie à l’étranger, etc. Depuis la constellation Macao, Hong Kong, Taiwan, des Philippines et de la Corée du sud, mais aussi depuis d’autres terres du catholicisme mondial tel que les Etats-Unis et l’Europe, l’Eglise universelle via principalement ses congrégations missionnaires et ses instituts de formation a apporté ce qu’elle a pu à ses sœurs chinoises. Ce soutien ne fut pas sans ambiguïté et incompatibilité, mais, chemin faisant, les religieuses chinoises apprennent à s’en inspirer pour répondre aux défis qui sont les leurs. Le paradoxe est qu’alors que le nombre des années d’expérience et d’échange augmente, bien des congrégations étrangères se disent toujours aussi déconcertées et dépourvues pour comprendre ce qui se passe à l’intérieur des congrégations chinoises avec lesquels elles cheminent.

Mais les diverses formes de vie consacrée féminine qui murissent à travers la Chine aujourd’hui ne sauraient faire oublier le grand nombre de femmes catholiques qui ne trouvent jamais le lieu et la forme de vie qui leur correspondent. La Chine catholique est de nos jours parcourue par un nombre important de femmes qui pour des questions de tempérament personnel, mais aussi suite à des circonstances historiques et ecclésiales plus larges, se retrouvent incapable de s’engager dans la durée dans tel ou tel type religieux. Ne pas être entièrement maître de leur argent, vivre dans un certain détachement au-delà des modes, devoir rendre des comptes, et voire même obéir, est pour beaucoup d’entre elles bien au-delà de leurs capacités. Ainsi, lorsqu’elles ne sont pas pour quelques années dans une communauté à tenter une fois encore leur chance, elles vivent par elles-mêmes dans une grande ville tout en essayant d’aider une communauté catholique locale, suivant leur charisme personnel (enseignement de la musique, formation des enfants, etc.) et l’ouverture des responsables. Elles se présentent souvent comme étant religieuse ou vierge consacrée mais ce désir auxquelles elles s’attachent n’est jamais parvenu à se confirmer dans un engagement concret sur le long terme. Saint Benoit décrit ces profils comme étant des gyrovagues, passant de lieu en lieu, et d’expérimentation en temps d’essai. Le phénomène est tel qu’on retrouve de ces âmes malheureuses chinoises aux quatre coins des pays occidentaux. Là encore elles ne parviennent que rarement à se fixer dans une vie religieuse stable. Certes les gyrovagues existèrent de tout temps et universellement, toutefois leur grand nombre dans l’Empire du Milieu témoigne d’un certain malaise de l’Eglise de Chine à générer des formes de vie où chacune puisse s’attacher et s’épanouir. Quoique des problèmes psychologiques puissent souvent être invoqués, l’ampleur du phénomène oblige à se questionner sur les raisons plus larges, sociétales et ecclésiales, qui accentuent cette instabilité. Clairement, la vie religieuse féminine en Chine n’a pas encore atteint sa pleine maturité. Cela est confirmé du côté masculin où les formes de vie consacrée autre que l’ordination à la prêtrise sont quasi inexistantes.

(Source: Eglises d'Asie, le 30 novembre 2017)